« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 24 avril 2024

Le Fact Checking de LLC : L'excuse de minorité


Le Premier ministre Gabriel Attal annonce un "sursaut d'autorité" face à la délinquance des mineurs. Les mesures concrètes ne sont, pour le moment, guère précisées, à l'exception d'une volonté affirmée d'"ouvrir le débat" sur "l'atténuation possible de l'excuse de minorité". Le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti a fidèlement repris le discours en proclamant "la culture de l'excuse, c'est fini", avant d'ajouter que "ça ne signifie pas qu'on oublie qu'un gamin est un gamin". En bref, il faut mettre en question l'excuse de minorité, mais pas trop.

 

Une notion qui ne figure pas dans le code pénal

 

L'excuse de minorité n'est pas une notion employée par le Code pénal. Son article 122-8 mentionne, de manière très générale : "Les mineurs capables de discernement sont pénalement responsables des crimes, délits ou contraventions dont ils ont été reconnus coupables, en tenant compte de l'atténuation de responsabilité dont ils bénéficient en raison de leur âge, dans des conditions fixées par le code de la justice pénale des mineurs". On doit en déduire que la situation pénale des mineurs repose sur deux notions essentielles, d'une part celle de responsabilité, d'autre part celle de discernement. Depuis l'ordonnance de 1945, remplacée en 2021 par le code de la justice pénale des mineurs, ces principes n'ont guère été remis en cause. Cette permanence peut sembler remarquable dans un droit pénal des mineurs qui s'analyse comme un perpétuel chantier, soumis à des changements très fréquents, la codification n'ayant en rien modifié cette instabilité chronique.

En l'état actuel du droit, la responsabilité pénale d'un mineur de moins de treize ans ne peut être engagée, et il ne peut faire l'objet que de mesures d'assistance éducative. Quant à la responsabilité de ses parents, elle n'est engagée qu'en matière civile, pour réparer les dommages causés par l'enfant, quand bien même il n'aurait pas commis de faute. Les parents ne sont pas pénalement responsables des infractions commises par leurs enfants. Cette absence de responsabilité pénale des mineurs de moins de treize ans s'explique par une présomption de non-discernement.

 


La chasse à l'enfant. Marianne Oswald. 1936

Jacques Prévert

 

Une diminution de peine

 

La question se pose en termes différents pour les plus de treize ans. L'article L 11-5 du code la justice pénale des mineurs énonce que "les peines encourues par les mineurs sont diminuées conformément aux dispositions du présent code". Mais là encore, il n'est pas question d'excuse de minorité, mais plus simplement de diminution de peine. Selon l’article 121-5 du Code de la justice pénale des mineur, un jeune de plus de treize peut  être condamné à une peine d'emprisonnement égale, au maximum, à la moitié de la peine encourue par un majeur. Lorsque la peine prévue pour un majeur est la réclusion criminelle à perpétuité, le mineur peut être condamné à une peine de vingt ans d'emprisonnement.

Cette règle constitue le droit commun pour tous les mineurs, mais les juges peuvent y déroger pour ceux qui ont entre seize et dix-huit ans. Ceux-là peuvent être condamnés aux mêmes peines que les majeurs, à l'exception de la réclusion à perpétuité, qui peut être remplacée par une peine de trente ans d'emprisonnement. Cette peine maximum de trente ans est évidemment particulièrement sévère pour un mineur, si l'on considère que le code de la justice des mineures, comme avant lui l'ordonnance de 1945, reposait sur un principe faisant prévaloir l'éducation sur la répression. En tout état de cause, le juge peut décider d'écarter le principe d'atténuation de la peine dans trois cas. Il en est ainsi (1) lorsque les circonstances de l'espèce et la personnalité du mineur le justifient, (2) lorsque le crime d'atteinte volontaire à la vie a été commis en état de récidive, ou (3) lorsque le délit de violences volontaires, d'agressions sexuelles ou le délit commis avec la circonstance aggravante de violence a été commis en état de récidive. Il s'agit là de situations relativement rares, tout simplement parce qu'elles concernent des infractions extrêmement graves.

On doit aussi reconnaître que les juges répugnent à écarter cette atténuation de peine. On se souvient de la terrible affaire Shaïna. Un jeune de dix-sept ans avait, à Creil en 2019, poignardé puis brûlé vive cette adolescente de quinze ans. L'horreur de ce crime avait suscité beaucoup d'émotion dans l'opinion et l'avocat général avait requis la levée de l'atténuation de la peine. Mais le jury s'y était refusé, condamnant tout de même l'accusé à dix-huit d'emprisonnement. Cette affaire avait alors suscité un débat sur cette "excuse de minorité", car si elle n'est pas écartée dans une telle hypothèse, elle risque évidemment de ne l'être jamais.

Lorsque Gabriel Attal envisage "l'atténuation possible de l'excuse de minorité", il entend ainsi, du moins on le suppose, ouvrir un débat sur l'éventuelle suppression de cette diminution de peine qui concernerait tous les mineurs entre treize et seize ans ou sur un allongement de liste des infractions justifiant qu'elle soit écartée, pour les plus de seize ans. Pour le moment, les précisions font cruellement défaut. 

On peut toutefois d'ores et déjà s'interroger sur les obstacles juridiques que le Premier ministre risque de rencontrer.

 

La Convention internationale sur les droits de l'enfant

 

Observons d'abord qu'il est impossible de juger les enfants comme les adultes, et donc de supprimer purement et simplement le droit pénal des mineurs. La Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, signée et ratifiée par la France, impose aux États parties, dans son article 40 alinéa 3 d'« établir un âge minimum au-dessous duquel les enfants seront présumés n'avoir pas la capacité d'enfreindre la loi pénale». Ils doivent aussi, "prendre des mesures, chaque fois que cela est possible et souhaitable, pour traiter ces enfants sans recourir à la procédure judiciaire". Bien entendu, la formulation n'interdit pas d'infliger à un mineur une peine d'emprisonnement, mais en revanche elle impose un statut pénal des mineurs, nécessairement différent de celui des majeurs, et reposant sur "l'intérêt supérieur de l'enfant". 


L'obstacle constitutionnel


Le second obstacle réside dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 29 août 2002, il érige en principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR) le fait que "« la responsabilité pénale des mineurs doit être atténuée en fonction de leur âge » et que « la réponse des pouvoirs publics aux infractions que commettent les mineurs doit rechercher autant que faire se peut leur relèvement éducatif et moral par des mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité et prononcées selon les cas par des juridictions spécialisées ou selon des procédures juridictionnelles aménagées". 

L'origine de ce PFLR se trouve  dans la loi du 12 avril 1906 sur la majorité pénale des mineurs, dans celle du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et enfin dans l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante. Mais, là encore, comme la Convention sur les droits de l'enfant, le Conseil constitutionnel se garde bien d'affirmer que les sanctions pénales doivent toujours être écartées au profit de mesures éducatives. L'ordonnance de 1945 prévoyait d'ailleurs de telles sanctions allant du placement à la détention pour les mineurs de plus de treize ans. 

S'il veut réformer le droit pénal des mineurs, Gabriel Attal devra se livrer à un exercice d'équilibriste. Certes, il n'est pas impossible, comme le souhaitent les partis situés plutôt à droite de l'échiquier politique, d'écarter un peu plus facilement le principe d'atténuation de la peine. Mais l'évolution ne doit pas aller jusqu'à supprimer la spécificité du droit pénal des enfants, qui repose essentiellement sur l'éducation. En tout état de cause, on peut se demander si la question ne relève pas plutôt de la politique pénale, d'une volonté d'appliquer une loi qui existe plutôt que de voter une nouvelle législation plus répressive, pour ne pas l'appliquer. N'oublions pas en effet que le principe d'individualisation de la peine s'applique aux enfants, comme aux adultes,

 

vendredi 19 avril 2024

L'aide à mourir devant l'Assemblée


Le 10 avril 2024, a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le projet de loi relatif à l'accompagnement des malades et de la fin de vie. La syntaxe est un peu étrange, mais il n'en demeure pas moins que le texte est désormais ouvert au débat parlementaire. Dans le cas présent, une commission spéciale a été créée pour l'examiner, à la demande du gouvernement. Ses soixante-dix membres ont été désignés à la représentation proportionnelle des groupes parlementaires. Il s'agit là d'une procédure dérogatoire qui rompt avec la règle de droit commun qui veut qu'un texte soit renvoyé à une commission permanente. Le but est évidemment de rechercher, dès le travail en commission, le consensus de l'ensemble des parlementaires sur un texte considéré comme particulièrement sensible. Ce consensus est d'autant plus espéré que le gouvernement n'a pas réellement de majorité et qu'elle pourrait se diviser sur un sujet clivant.

Pour le moment, les travaux n'ont pas réellement commencé, les premières auditions de la commission étant prévues pour le 22 avril. Mais c'est aussi le moment d'étudier le contenu du projet. Sa lecture incite à penser qu'il cherche à plaire à tout le monde. D'une part, il vise à rassurer ceux qui ne souhaitent pas réellement modifier le droit existant, les partisans de l'immobilisme. Il propose alors un renforcement de ce qui existe déjà, à savoir les soins palliatifs. D'autre part, ou "en même temps", il veut donner satisfaction à ceux qui attendent une modification du droit, en prévoyant une "aide à mourir" strictement encadrée.

 

Satisfaire les partisans de l'immobilisme : les "soins d'accompagnement" 


Les partisans de l'immobilisme se situent plutôt à droite de l'échiquier politique, avec évidemment des exceptions. D'une manière très simple, ils s'appuient sur l'existence des soins palliatifs. A leurs yeux, il suffit de multiplier les services de soins palliatifs pour que le droit de mourir dans la dignité soit garanti. Il ne leur semble guère utile de modifier la loi. Mutatis mutandis, ce raisonnement est à peu près celui qui a existé lors des débats sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. A l'époque, le Pacs a été présenté comme un instrument protégeant parfaitement les droits de ces couples par ceux-là même qui l'avait combattu vigoureusement quelques années plus tôt.

Précisément, les deux lois Léonetti du 22 avril 2005 et Léonetti-Claeys du 2 février 2016 définissent les soins palliatifs comme ceux qui "visent à soulager la douleur, à apaiser la souffrance psychique, à sauvegarder la dignité de la personne malade et à soutenir son entourage". Dispensés dans le but d'améliorer la fin de vie des patients, ils sont, depuis la loi de 2016, devenus une obligation dont le respect s'impose au médecin. Sa mise en œuvre se révèle toutefois délicate, et les partisans de l'immobilisme juridique ont raison d'observer que les services de soins palliatifs ne sont pas suffisamment nombreux sur le territoire. D'une manière générale, il existe une inégalité sociale devant les soins palliatifs, ces derniers étant accessibles dans les zones urbaines et plutôt aisées, alors qu'ils sont pratiquement inaccessibles dans les territoires les plus pauvres, ceux-là mêmes qui sont abandonnés par les services publics.

Quoi qu'il en soit, le projet ne change rien sur ce point, sauf la terminologie. Il intègre en effet les soins palliatifs dans une approche plus englobante. Les "soins d'accompagnement" devront désormais comporter d'autres soins que ceux qui, strictement médicaux, ont pour fonction de traiter la douleur. On peut ainsi évoquer la prise en charge nutritionnelle, l'accompagnement psychologique, la musicothérapie, les massages etc. D'une manière générale, il s'agit de répondre à tous les besoins du patient et, éventuellement, à ceux de ses proches. Pour mettre en oeuvre cette politique publique, le projet annonce la création d'une nouvelle catégorie d'établissements, les "maisons d'accompagnement", structures intermédiaires entre le domicile et l'hôpital. Il permet aussi une prise en charge à domicile, si l'état du patient le permet.

Certes, mais les services actuels de soins palliatifs n'ont pas attendu le législateur pour offrir aux patients, ou au moins tenter de leur offrir, des conditions d'accueil et de soins leur rendant la fin de vie la moins inconfortable possible. La musique ou les massages faisaient déjà partie de cette prise en charge.

Ces "soins d'accompagnement" apparaissent ainsi comme une nouvelle terminologie cosmétique permettant de donner l'apparence d'une évolution des soins palliatifs. Il est probable que cette partie du projet suscitera un consensus car il est difficile de ne pas souhaiter l'augmentation du nombre de services et, plus généralement, une meilleure prise en charge de la fin de vie.




Mort de Didon. Les Troyens. Berlioz
Helena Troyanos. Metropolitan Opera. Direction James Levine. 1983


Satisfaire les partisans du changement : l'"aide à mourir"


Selon l'article 5 du projet de loi, l'aide à mourir "consiste à autoriser et à accompagner la mise à disposition à une personne qui le demande d’une substance létale, pour qu’elle se l’administre elle-même ou, si elle n'en est pas capable, se la fasse administrer par un médecin, un infirmier, un proche ou une personne volontaire de son choix".  

On observe d'emblée que les termes d'"euthanasie" et même de "suicide assisté" sont écartés du projet de loi. En ce qui concerne le premier, l'exclusion était prévisible, car le mot "euthanasie" renvoie à une mort infligée par un tiers, parfois pour des motifs d'eugénisme, sans que le consentement de l'intéressé soit nécessairement exigé. En revanche, la notion de "suicide assisté" semble plus consensuelle, car elle repose au contraire sur la volonté de la personne, sur son désir de mettre fin à une vie qui ne mérite plus d'être vécue. Elle a pourtant été refusée, car précisément, le projet soumet la procédure à des conditions très strictes et à des avis médicaux. Autrement dit, la volonté du patient ne suffit pas à provoquer son décès.

L'"aide à mourir" apparaît donc plus neutre, mais aussi plus floue. Cette notion s'analyse comme une rupture par rapport à l'avis rendu en 2022 par la Comité consultatif national d'éthique et surtout par rapport aux conclusions de la Convention citoyenne d'avril 2023 qui évoquait à la fois le suicide assisté et l'euthanasie.

Le projet de loi, dans son article 6, dresse une liste de conditions permettant d'accéder à cette "aide à mourir". Elle sera ouverte aux personnes majeures, françaises ou résidents réguliers et stables en France. Cette dernière précision vise à empêcher la pratique qui s'est développée en Belgique et en Suisse, pays dans lesquels les personnes qui ne peuvent en bénéficier dans leur pays vont pratiquer un suicide assisté. 

Il est aussi précisé que la demande d'aide à mourir doit émaner d'une personne apte à manifester sa volonté de façon libre et éclairée. Cette condition semble exclure les patients atteints de la maladie d'Alzheimer ou d'autres formes de démences. Un débat devrait alors s'ouvrir sur la possibilité, ou non, de rédiger des directives anticipées demandant une aide à mourir lorsque le patient ne sera plus un état de vire une vie autre que végétative.

Enfin, le projet ouvre l'aide à mourir aux personnes "atteintes d'une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme". Là encore, l'interprétation risque d'être délicate. Lorsque le pronostic vital d'une patient atteint de la maladie de Charcot est engagé "à court terme" ou "à moyen terme", sa souffrance est déjà insupportable. Et ces notions ne peuvent guère être définies avec précision. Entre le court terme, le moyen terme, et le long terme, il est probable que les avis médicaux ne sont pas tous identiques. A cela la loi ajoute une exigence de souffrances réfractaires, c'est-à-dire impossibles à soulager, ou insupportables. Certes, mais ces deux dernières conditions sont-elles cumulatives ou alternatives ? Notre patient atteint de la maladie de Charcot pourra-t-il invoquer l'intensité de ses souffrances pour demander une aide à mourir avant que sa vie soit un enfer ? A ce stade, le projet de loi demeure très flou.

On notera tout de même que le projet précise que les médecins bénéficieront d'une clause de conscience. A dire vrai, ils en bénéficient déjà. L'article R 4127-47 du code de la santé publique énonce ainsi que "hors le cas d'urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d'humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles". L'article 47 du code de déontologie médicale reprend exactement la même formulation. Mais il est toujours préférable de rappeler cette règle à une partie des parlementaires toujours prompts à invoquer des clauses de conscience lorsqu'ils n'ont pas envie de voter ou d'appliquer une loi.

De toute évidence, cette partie du texte donnera lieu à débats, et certains points devront être précisés. Il conviendra, en quelque sorte, de sortir du flou et de définir exactement ce que l'on veut. Le gouvernement entend prendre son temps. La commission spéciale ne fait que commencer ses travaux et le débat parlementaire proprement dit devrait commencer fin mai. Il a été annoncé que la procédure accélérée ne serait pas demandée, ce qui signifie qu'il y aura bien deux lectures dans chaque assemblée. Le chemin va donc être semé d'embûches, et la rédaction relativement floue du projet, contrairement à ce que pense le gouvernement, n'est sans doute pas le meilleur moyen pour obtenir le consensus. Il faut s'attendre à des débats agités.


Le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 Section 2 § 2 A du manuel sur internet   

 

 

 

mardi 16 avril 2024

Impartialité : le Conseil d'État protecteur des libertés du Conseil d'État


Le Conseil d'État a rendu le 15 avril 2024 un arrêt qu'il a choisi de largement médiatiser.  Cette décision d'Assemblée ne pouvait manquer d'attirer l'attention des commentateurs. Ils saluent une décision par laquelle le Conseil rappelle que les juges administratifs, et notamment lui-même, sont soumis aux principes d'indépendance et d'impartialité. Cerise sur le contentieux, le Conseil accepterait enfin de se soumettre au principe d'impartialité objective. Les administrés sont ainsi invités à applaudir une nouvelle fois "le-Conseil-d'-État-protecteur-des-libertés-publiques".

En l'espèce, l'Assemblée du contentieux se prononce sur un recours en cassation déposé par le département des Bouches-du-Rhône contre un jugement du tribunal administratif de Marseille. Sur le fond, le contentieux portait sur le refus d'octroi d'une prime de retour à l'emploi, mais il aurait pu porter sur un tout autre sujet, car l'intérêt de la décision est purement procédural. Le département contestait en effet la présence, dans la formation de jugement du tribunal administratif, d'une magistrate antérieurement employée dans ses services.

On penserait volontiers que l'enthousiasme de la doctrine trouve son origine dans un revirement de jurisprudence, le Conseil d'État annulant le jugement du tribunal administratif au motif que la présence d'une magistrate ayant eu des liens avec le requérant s'analysait comme une atteinte à l'impartialité. Mais il n'en est rien. Que l'on se rassure, la décision du tribunal administratif de Marseille est confirmée.

En fait, l'enthousiasme des commentateurs trouve son origine dans le rappel du droit auquel procède le juge. Il énonce en effet que, outre son statut qui le met à l'abri, au moins théoriquement, des pressions et ingérences extérieures, le magistrat administratif doit, de lui-même, "s'abstenir de participer au jugement d'une affaire s'il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité". 

 


 

 

L'impartialité objective, sans la nommer

 

La formule est intéressante, dans son ambiguïté même, car l'Assemblée semble ainsi se référer à l'impartialité objective, mais choisit de ne pas utiliser cette formulation. Cette notion concerne l’organisation de l’institution et repose sur l’appréciation des « apparences » . Elle se résume très simplement : l’autorité qui prononce une sanction, tribunal ou conseil de discipline, ne doit pas seulement être impartiale, elle doit aussi sembler impartiale et inspirer la confiance.  

La Cour européenne des droits de l'homme sanctionne régulièrement l'absence d'impartialité objective dans les procédures contentieuses. Une juridiction d’exception comportant un juge militaire ne constitue donc pas un « tribunal impartial », principe affirmé par la CEDH dans un arrêt Öcalan c. Turquie du 12 mai 2005. Au-delà de cet exemple caricatural, la Cour européenne vise aussi une procédure française dans l’arrêt Syndicat national des journalistes du 14 décembre 2023. Un pourvoi déposé par un syndicat dans un contentieux social l’opposant à un éditeur juridique avait, en effet, été jugé par la Chambre sociale de la Cour de cassation, dont trois membres avaient des liens financiers avec l’entreprise défenderesse. Cette affaire ne doit pourtant pas laisser oublier que la Cour de cassation applique régulièrement la notion d’impartialité objective, par exemple pour sanctionner une procédure dans laquelle un magistrat a siégé successivement dans deux formations jugeant la même affaire.

 

Précisément, le Conseil d’État se montre plus réticent à l’égard du principe d’impartialité objective. Dans un arrêt M. B. du 13 novembre 2013, il refuse de sanctionner une procédure disciplinaire dans laquelle la même autorité hiérarchique avait suspendu l’intéressé de ses fonctions, nommé son successeur, engagé une enquête disciplinaire, établi le rapport, saisi et présidé le Conseil de discipline qui avait prononcé sa mise à la retraite d’office. La CEDH, saisie de cette affaire et a rendu, neuf ans plus tard, un arrêt du 3novembre 2022. Elle estime alors qu’« il n'est pas nécessaire de rechercher si les autorités administratives en charge de la procédure disciplinaire répondaient aux exigences de l’article 6 § 1", c’est-à-dire du principe d’impartialité. Cette jurisprudence a été confirmée par une décision François Thierry c. France du 2 mars 2023. Cette jurisprudence rend donc impossible tout contrôle du principe d’impartialité objective dans la procédure disciplinaire, ni du Conseil d’État français qui refuse de l’examiner, ni de la CEDH qui renvoie la question au juge français.

 

L'arrêt du 15 avril 2024 remet-il en cause cette jurisprudence ? Non, pas le moins du monde. Le principe d'impartialité objective ne s'applique toujours pas aux procédures disciplinaires, celles dans lesquelles il est pourtant le plus invoqué. Il demeure cantonné au contentieux devant le juge administratif. 


Mais s'agit-il réellement d'impartialité objective, dès lors que cette formule ne figure pas dans l'arrêt ? On peut en douter, car l'Assemblée se borne finalement à affirmer que l'impartialité s'apprécie au cas par cas. Précisément, un principe qui s'apprécie au cas par cas est-il encore un principe ?


Droit et déontologie


Il est intéressant de noter que le Conseil d'État consacre un paragraphe entier aux obligations déontologiques des magistrats de l'ordre administratif. L'article L 131-3 du code de justice administrative, dans sa rédaction issue de la loi du 20 avril 2016, impose aux membres du Conseil d'État de "veiller à prévenir ou à faire cesser immédiatement les situations de conflit d'intérêts". L'article L 231-4 du même code impose une attitude identique aux membres des autres juridictions administratives. La Charte de déontologie de la juridiction administrative et les recommandations du collège de déontologie affirment également ces obligations.


De fait, l'impartialité objective est présentée, dans l'arrêt du 14 avril 2024, comme une obligation déontologique qui repose sur l'appréciation individuelle du magistrat.

 

Des obligations individuelles


Trois obligations sont ainsi posées. Tout d'abord, un magistrat administratif doit s'abstenir de participer au jugement des affaires mettant en cause les décisions administratives dont il est l’auteur, qui ont été prises sous son autorité, à l’élaboration ou à la défense en justice desquelles il a pris part. Ensuite, il doit aussi se déporter pour les affaires pour lesquelles il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité. Enfin, dernière obligation conçue comme une sorte de clause de sauvegarde, le magistrat peut toujours refuser de siéger "s’il estime en conscience devoir se déporter, sans avoir à s’en justifier".

Certes, la seconde obligation, c'est-à-dire l'obligation de se déporter lorsqu'il existe une "raison sérieuse de mettre en doute son impartialité", ressemble à une sanction de l'impartialité objective. Mais le Conseil d'État ne pose pas un principe. Il se borne à formuler une règle de conduite individuelle, qui repose sur l'interprétation individuelle de chacun des membres de la juridiction administrative. Il donne certes quelques éléments susceptibles d'être utilisés comme critères de choix, notamment la nature des fonctions précédemment exercées ou le délai écoulé depuis qu'elles l'ont été.

En l'espèce, la magistrate membre de la formation de jugement du tribunal administratif de Marseille avait quitté ses fonctions auprès du conseil départemental depuis vingt-et-un mois. Le Conseil d'État considère ce délai comme suffisant pour écarter le manquement à l'impartialité. Avouons que l'appréciation est purement subjective, d'autant que ce délai devrait être comparé au temps qu'a mis le tribunal administratif pour statuer sur l'affaire. On parvient ainsi à définir l'impartialité objective par des critères subjectifs.

Le Conseil-d'-État-protecteur-des-libertés réussit ainsi, une nouvelle fois, à présenter sa décision comme une avancée considérable dans le respect des droits du justiciable. En réalité, la décision revient à confier à chaque magistrat le soin de définir lui-même sa propre conception de l'impartialité objective. Le Conseil d'État se montre ainsi un excellent protecteur des libertés... du Conseil d'État.


Droit à un juste procès : Chapitre 4 Section 1 § 2 A du manuel sur internet  


samedi 13 avril 2024

RIP : Pas de session de rattrapage après la loi Immigration


Le référendum d'initiative partagée (RIP) sur le droit des étrangers n'a pas survécu à son passage devant le Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 11 avril 2024, celui-ci déclare en effet que "la proposition de loi visant à réformer l’accès aux prestations sociales des étrangers ne satisfait pas aux conditions fixées par l’article 11 de la Constitution". La proposition, portée par les présidents des groupes parlementaires Les Républicains à l'Assemblée nationale et au Sénat est donc définitivement enterrée.

A l'origine de ce texte, la frustration des élus républicains après la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 25 janvier 2024 censure une bonne partie des dispositions de la loi immigration. Ils étaient en effet tombés dans un piège soigneusement tendu par la majorité Renaissance. On se souvient qu'en décembre 2023, la commission mixte paritaire avait adopté pêle-mêle la plupart des amendements déposés par les élus républicains. Ils avaient été intégrés aux articles existants, sans aucune préoccupation de cohérence entre l'article et l'amendement. La loi ainsi adoptée avait ensuite été soumise au Conseil constitutionnel. Comme on pouvait s'y attendre, toutes les dispositions ajoutées dans de telles conditions, avaient été considérées comme des cavaliers législatifs par le Conseil constitutionnel qui les avaient donc annulées. 

La proposition de référendum visait ainsi à réintroduire dans le droit positif une partie de ces dispositions annulées. On y trouvait donc la subordination de certaines aides telles que les prestations familiales ou les aides au logement à une condition de résidence régulière en France depuis au moins cinq ans ou à une affiliation à la sécurité sociale depuis au moins trente mois. S'y ajoutait l'exclusion des étrangers en situation irrégulière du bénéfice de la réduction tarifaire dans les transports publics, l'exclusion des demandeurs d'asile déboutés du droit à l'hébergement d'urgence. Enfin, l'idée du remplacement de l'aide médicale d'État par l'aide médicale d'urgence était reprise dans la proposition.

Le Conseil constitutionnel se trouvait donc saisi de dispositions qu'il avait déjà examinées, mais uniquement pour sanctionner leur absence de rapport avec le texte qu'elles modifiaient. Dans sa décision du 11 avril 2024, le Conseil ne juge pas davantage de la conformité de ces dispositions à la constitution. Il se borne à examiner si elles entrent, ou non, dans le champ de l'article 11 de la Constitution. La situation peut sembler étrange, car ces dispositions ont ainsi été appréciées deux fois par le Conseil, mais jamais sur le fond. Il n'est cependant pas responsable de cette situation, née des dispositions de l'article 11 relatives au RIP.


 Danse macabre. La règle du jeu. Marcel Carné. 1939

 

Un "cérémonial chinois"

 

Rappelons les termes de l'alinéa 3 de l'article 11 de la Constitution  : "Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an". Ces dispositions ont ensuite été précisées par les textes chargés de leur mise en oeuvre, une loi organique et une loi ordinaire du 6 décembre 2013. On se souvient que si Nicolas Sarkozy avait présenté ce référendum comme un instrument de nature à "redonner la parole au peuple français", sa majorité a malencontreusement oublié de faire voter les textes d'application, finalement adoptés durant le quinquennat de François Hollande.

En l'espèce, la proposition de loi échoue au second obstacle. Le premier avait été pourtant été franchi. Le texte qui devait d'abord obtenir la signature de 185 parlementaires, a réuni 125 sénateurs et 65 députés LR, ainsi que quelques non-inscrits. La marge était étroite, mais enfin la recevabilité de la proposition était acquise.

Le second obstacle est bien plus difficile à franchir, et il est à l'origine de l'échec de la proposition de référendum sur les prestations sociales des étrangers. Dans le délai d'un mois à compter de la transmission de la proposition de loi, le Conseil doit s'assurer que son objet est conforme aux conditions posées par l'article 11 de la Constitution et rendre sur ce point une décision motivée. Ses dispositions précisent qu'un référendum ne peut porter que "sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent".  Précisément, pour le Conseil, la proposition de référendum déposée par les groupes LR n'entre pas dans le champ de l'article 11.

 

Le champ d'application du référendum

 

Les dispositions de la proposition doivent porter "sur des réformes relatives à la politique économique, social (...)".  Il ne fait aucun doute qu'un texte qui modifie les conditions d'accès à certaines prestations et aides sociales concerne la "politique sociale". Certes, la politique sociale n'est ici qu'un instrument pour limiter l'immigration, mais, en soi, cela ne change rien au fait que les dispositions en cause entrent dans le champ de la politique sociale. Le Conseil constitutionnel affirme donc clairement qu'elles portent "sur une réforme relative à la politique sociale de la nation".

Pour déclarer l'inconstitutionnalité de ces dispositions, le Conseil exerce son contrôle de proportionnalité, dans des conditions absolument identiques à celui qu'il assure dans l'examen de la conformité à la constitution des lois ordinaires. Et précisément, il ne justifie pas ce choix d'unifier deux contentieux pourtant très différents.

 

Le contrôle de proportionnalité

 

La non-conformité à la Constitution repose sur les  alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946. L'alinéa 10 énonce que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement". L'article 11, ajoute que "elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence". De ces dispositions, le Conseil déduit la nécessité "d’une politique de solidarité nationale en faveur des personnes défavorisées ».

En l'espèce, le Conseil se borne à affirmer l'inconstitutionnalité de l'article premier de la proposition de loi. Elle suffit en effet à écarter la proposition de référendum, sans qu'il soit utile d'étudier les autres dispositions. Examinant donc les conditions de résidence que le groupe LR veut imposer aux étrangers pour l'obtention de certaines prestations sociales, le Conseil estime qu'elles sont disproportionnées. En un mot, les durées de résidence (cinq ans dans un cas, trente mois dans l'autre) sont trop longues et conduisent à priver l'intéressé des droits constitutionnels figurant dans le Préambule.

La lecture de la décision, quel que soit le jugement personnel que chacun porte sur la proposition LR, suscite une certaine insatisfaction juridique. 

Au premier abord, on ne voit pas exactement pourquoi un délai de cinq ans est trop long en matière de prestations familiales, mais en revanche tout-à-fait acceptable dans le cas du Revenu de solidarité active (RSA). C'est ce qu'avait décidé le Conseil dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) M. Zeljko S., du 17 juin 2011. Certes, le Conseil est libre de faire évoluer sa jurisprudence, mais on apprécierait qu'il explique les motifs de cette évolution. Disons-le franchement, le contrôle de proportionnalité devient un outil permettant au Conseil d'exercice une sorte de censure discrétionnaire sur les textes qui lui sont soumis. Cette pratique est dangereuse, ne serait-ce que parce qu'elle renforce la position de ceux qui critiquent le principe même d'un contrôle de constitutionnalité.

Plus largement, l'exercice du contrôle de proportionnalité dans le cas d'une proposition de référendum d'initiative partagée n'est évidemment pas satisfaisant. N'oublions pas en effet que le Conseil est une autorité non élue composée de membres nommés largement en fonction de leur proximité politique avec l'autorité de nomination. Le fait qu'il s'oppose à la consultation du peuple souverain par le seul exercice d'un contrôle de proportionnalité qui pourrait parfaitement conduire à une solution inverse n'est pas satisfaisant. Cette fois, c'est le principe démocratique qui est en cause. Pourquoi ne pas envisager un contrôle centré sur le respect du champ d'application de l'article 11 ? La décision du Conseil susciterait moins de critiques. N'oublions pas que, si le Conseil avait rendu une décision favorable, les parlementaires LR se seraient trouvés dans l'obligation de réunir 4 700 000 signatures de citoyens dans les six mois, objectif pratiquement impossible à atteindre. Mais dans ce cas, la responsabilité de l'échec incombait aux auteurs de la proposition, pas au Conseil.

 


Le droit des étrangers : Chapitre 5 Section 2  du manuel sur internet   

mercredi 10 avril 2024

Changement climatique : ça chauffe devant la CEDH


L'arrêt de Grande Chambre Verein Klimaseniorrines en Schweiz et autres c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 9 avril 2024 est remarquable à bien des égards. Attirent d'abord l'attention ses 286 pages, les huit États et la bonne trentaine de réseaux académiques et d'ONG qui ont déposé des observations. Mais c'est évidemment sur le fond que l'arrêt bouleverse le paysage juridique, en consacrant un "droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie". De cette formulation audacieuse, on ne doit pas déduire que la Cour impose aux États de garantir immédiatement à leur population une "santé, un bien-être et une qualité de vie" qui seraient totalement protégés des effets négatifs du changement climatique.

 

Le droit à une protection effective 


La consécration de ce "droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie" apparaît comme l'apport essentiel de l'arrêt du 9 avril 2024. Cette formulation a été retenue et saluée aussi bien par la presse que par les ONG actives dans la protection de l'environnement. Il n'en demeure pas moins, et la Cour ne manque pas de le préciser, que la lutte contre le changement climatique et ses effets néfastes est de la compétence des États. La CEDH se limite, quant à elle, à apprécier si les mesures prises par l'État garantissent, ou non, ce "droit à une protection effective".

Ce droit repose d'abord sur le droit à la vie, garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En matière d'environnement, il s'applique lorsque l'inaction de l'État entraine une menace directe sur la vie, par exemple, comme dans l'arrêt Kolyadenko et autres c. Russie du 28 février 2012, lorsque l'État omet de réparer un réservoir d'eaux pluviales déversant des produits polluants dans une rivière qui alimente l'eau d'une ville. En l'espèce, la CEDH reprend cette jurisprudence, car le changement climatique est susceptible de mettre en danger la vie humaine. L'association requérante a d'ailleurs communiqué à la Cour "des données scientifiques incontestables" montrant le lien entre le changement climatique et le risque accru de mortalité, en particulier parmi les personnes âgées particulièrement vulnérables.

A l'article 2 s'ajoute l'article 8 qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale. Il faut alors démontrer que l'atteinte à l'environnement s'analyse comme une "véritable ingérence" dans la vie privée de la personne. Deux conditions doivent être remplies. D'une part, le grief relatif à l'environnement doit entraîner une "véritable ingérence" dans la vie privée. D'autre part, cette ingérence doit atteindre un seuil de gravité suffisant pour avoir des effets dommageables sur la jouissance du droit au respect de la vie privée. Ce double critère est utilisé dans l'affaire Yevgeniy Dmitriyev c Russie du 1er décembre 2020, à propos du degré de gravité que doit atteindre une pollution pour emporter une violation de l'article 8.

Dans le cas du droit suisse, la CEDH remarque que le législateur suisse n'est guère actif dans ce domaine particulier de la lutte contre le changement climatique. La loi sur le climat de 2011 ne fixe des objectifs d'émission de CO2 que jusqu'en 2024. L'engagement d'adopter "suffisamment tôt" des mesures concrètes est bien imprécis et ne saurait satisfaire à l'obligation de l'État d'offrir à la population une protection effective. D'autres manquements sont d'ailleurs relevés, tels que l'absence totale d'estimation du budget carbone en Suisse. Sont ainsi sanctionnées les lacunes du dispositif suisse de lutte contre le changement climatique.

Ce droit nouveau est certes consacré par un arrêt de Grande Chambre, formation la plus solennelle de la Cour, et il est l'objet d'une communication très importante. Il n'a cependant rien d'absolu et demeure au strictement encadré. C'est ainsi que le requérant doit pouvoir invoquer la qualité de victime.



Un monde nouveau. Feu Chatterton. 2021


La qualité de victime

 

Dans le cas présent, la requête devant la CEDH a été introduite par quatre femmes et une association de femmes "seniors" préoccupée par les effets néfastes du changement climatique et surtout par la passivité des autorités suisses face à ce problème. Si la Cour admet la recevabilité du recours associatif, elle écarte celui porté par les quatre requérantes individuelles. 

Ce choix est confirmé dans l'arrêt du même jour Carême c. France. Le requérant, habitant de Grande-Synthe et ancien maire de la commune, invoque de la même manière, en son nom personnel, les effets néfastes du changement climatique sur sa santé et sa vie privée et familiale. Il demande donc, d'abord devant les juges internes, l'annulation des décisions implicites de rejet qui lui ont été opposées par le Premier ministre et le gouvernement refusant de "prendre toute mesure utile" pour limiter les émissions de gaz à effet de serre à la Grande-Synthe.

La CEDH confirme en l'espèce la position du Conseil d'État qui avait déclaré irrecevables les recours, estimant que M. Carême, élu au parlement européen, avait déménagé à Bruxelles et qu'il n'avait plus de lien avec Grande-Synthe, à l'exception d'un bien en location dans lequel il ne séjournait pas, et d'un frère résidant dans la commune. N'étant plus maire, il n'est plus fondé à intervenir au nom de la commune, et ne saurait pas davantage invoquer les effets négatifs des gaz à effet de serre sur sa santé et sa vie privée.

Dans l'arrêt Verein Klimaseniorrines en Schweiz, la CEDH rappelle que la recevabilité d'une requête est appréciée au regard de l'article 6 § 1 de la Convention européenne. En d'autres termes, le requérant doit soulever un grief portant sur la violation d'un droit de caractère civil dont il peut se prévaloir. La Cour interdit ainsi l'actio popularis qui conduirait à autoriser sa saisine par des individus se plaignant de la simple existence d'une norme juridique applicable à tous ou d'une décision de justice à laquelle ils ne sont pas partie. Ce principe, rappelé dans l'arrêt L'Érablière ASBL c. Belgique du 24 février 2009, s'applique en l'espèce, ce qui conduit à déclarer irrecevables les requêtes individuelles pour accueillir en revanche le recours associatif.

En matière environnementale en effet, la CEDH ne reconnaît la qualité de victime à un requérant que si, et seulement si, les droits de caractère civil invoqués relèvent de l'article 2 de la Convention européenne. Il s'agit donc essentiellement du droit à la vie et à l'intégrité physique, droit qui n'est pas directement menacé dans le cas des requérantes individuelles. Celles-ci en effet ne peuvent démontrer qu'elles subissent un préjudice spécifique trouvant son origine dans le changement climatique. En revanche, et la Cour le rappelle dans l'arrêt Association Burestop 55 du 1er juillet 2021, une association de défense de l'environnement est fondée à défendre les intérêts de ses membres et l'intérêt général qu'elle se propose de protéger. Encore faut-il, évidemment, que l'association ait épuisé les voies de recours internes, principe rappelé dans un troisième arrêt du 9 avril 2024 Duarte Agostinho et autres c. Portugal

 

Le droit d'accès à un tribunal

 

Dans le cas présent, l'association requérante a effectivement épuisé les voies de recours internes. La Cour européenne précise toutefois, notamment dans l'arrêt Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie du 29 novembre 2016, que le droit d'accès à un tribunal doit être "concret et effectif", et non pas théorique ou illusoire.

Précisément, le recours de l'association requérante a d'abord été rejetée par une autorité administrative, puis par deux niveaux de juridiction distincts en Suisse. Mais jamais les griefs invoqués n'ont été examinés au fond. Certes, certains moyens concernaient la procédure législative en Suisse, qui ne saurait être soumis aux exigences du droit au procès équitable. Mais d'autres portaient sur d'éventuels manquements des autorités suisses à leurs obligations, et ceux-là n'ont pas été étudiés par un juge. Aux yeux de la CEDH, cette absence de contrôle de fond emporte une restriction au droit d'accès à un tribunal.

Une violation de l'article 6 § 1 est donc constatée et, sur ce point, la CEDH souligne le rôle essentiel des juges internes dans les litiges relatifs au changement climatique. En vertu du principe de subsidiarité, les États ont une compétence de droit commun dans ce domaine, et leurs juridictions doivent donc être en mesure de sanctionner d'éventuels manquements des États. La Suisse est donc victime de son inertie dans le domaine du changement climatique. Après les débats scientifiques, après les mobilisations militantes, on entre ainsi dans une nouvelle phase, résolument contentieuse, de la protection de l'environnement et de la lutte contre les dérèglements climatiques. L'approche contentieuse fera sans doute le bonheur des ONG et des avocats, mais sera-t-elle plus efficace pour protéger les personnes ? A ce stade, il est bien difficile de répondre à cette question.



samedi 6 avril 2024

Harkis : petite victoire devant la CEDH

 

Le 4 avril 2023, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu un arrêt Tamazount et autres c. France, dans lequel elle reconnaît que les conditions de vie des requérants dans un camp d'accueil des Harkis en France étaient incompatibles avec le respect de la dignité humaine.

Les requérants sont des enfants de harkis, nom donné aux auxiliaires d'origine algérienne qui ont combattu aux côtés de l'armée française durant le conflit algérien. Après l'indépendance de l'Algérie en juillet 1962, les conditions de leur démobilisation reposaient sur un choix. Soit ils s'engageaient dans l'armée française, soit ils retournaient dans leur foyer avec une prime de démobilisation, soit ils pouvaient souscrire dans les six mois un contrat pour servir, à titre civil, en qualité d'agent contractuel des armées.

Mais les choses se sont passées bien différemment. Après l'indépendance, des représailles massives ont visé les Harkis. Le nombre des victimes demeure mal connu, et les historiens l'évaluent, sans certitude, autour de 80 000. Devant une telle situation, les Harkis ont demandé à être rapatriés en France, et ceux qui y sont parvenus ont été immédiatement internés dans des camps qui, officiellement, devaient offrir un hébergement d'urgence provisoire, en attendant que les Harkis et leurs familles puissent être installés ailleurs. Hélas, les requérants, tous issus d'une même fratrie, ont eu une expérience bien différente. D'abord internés avec leurs parents au camp de Rivesaltes en 1962, ils ont ensuite été transférés au camp de Bias, où ils sont restés jusqu'à sa fermeture, en 1975. 

Après de multiples procédures destinées à obtenir une indemnisation, ils saisissent la CEDH sur un double fondement. D'abord, ils estiment que le droit d'accès à un tribunal, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, a été violé, car le Conseil d'État a écarté leur requête en indemnisation. S'appuyant sur la théorie des actes du gouvernement, il refusé de voir dans ces internements une faute de l'État. Ensuite, ils invoquent une violation de l'article 3 qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, combiné évidemment à l'article 8 qui pose le principe de non-discrimination.

Les requérants n'obtiennent satisfaction que sur le second point.  

 


 Alger, La Casbah. Louis Valtat. 1905


Le droit au juge

 

Devant le Conseil d'État qui a statué le 3 octobre 2018, les requérants avaient engagé une action invoquant la responsabilité pour faute de l'État. Ils s'étaient vu opposer une décision d'incompétence, fondée sur la théorie des actes du gouvernement. Celle-ci impose au juge administratif de se déclarer incompétent lorsqu'il est confronté à des actes portant sur la politique intérieure ou internationale de la France. Les Harkis étaient ainsi traités de la même manière que les autres rapatriés d'Algérie. Dans une décision du 27 juin 2016, le Conseil d'État s'était en effet déjà déclaré incompétent pour connaître de l'action en responsabilité pour faute engagée par des Français d'Algérie dont les biens avaient été spoliés lors de l'indépendance.

La CEDH reconnaît fort justement "qu’il n’existe pas de définition précise des actes de gouvernement et que cette doctrine peut évoluer avec le temps". Elle admet pourtant qu'elle soit invoquée en l'espèce. Elle examine donc si la restriction ainsi imposée au droit au recours des requérants poursuit un but légitime et est proportionnée à ce but.

Dans le cas présent, la CEDH considère que la théorie de l'acte de gouvernement a pour finalité de garantir la "séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire", formulation étrange si l'on considère que le droit constitutionnel français ignore la notion de "pouvoir judiciaire", la Constitution n'utilisant que celle d'"autorité judiciaire". On aurait pu espérer que la CEDH se montre un peu plus critique à l'égard d'une théorie qui vise à exclure tout contrôle du juge sur certains actes de l'Exécutif. Quoi qu'il en soit, ce principe de non-ingérence est notamment rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre Stafford c. Royaume-Uni du 28 mai 2002.

Certes, la jurisprudence a plutôt eu tendance à réduire le champ des actes de gouvernement, en admettant notamment qu'un acte peut être soumis à son contrôle s'il est détachable des relations internationales. Mais en l'espèce, le Conseil d'État n'a pas considéré que le refus d'indemniser les requérants sur le fondement d'une responsabilité pour faute n'était pas détachable des relations internationales. A ses yeux en effet, la question des Harkis était un sujet qui concernait les relations entre la France et l'Algérie et qui s'inscrivait dans un contexte diplomatique. On note d'ailleurs que ces relations diplomatiques commencent non pas aux Accords d'Évian et à l'accession de l'Algérie à l'indépendance, mais dès l'ouverture de leur négociation, époque où l'Algérie est un "État en devenir". 

Dans ces domaines très politiques, la CEDH n'exerce qu'un contrôle fort modeste, se bornant à s'assurer que l'interprétation donnée par les juges internes n'emporte pas une violation directe de la Convention. Elle a ainsi jugé, dans un arrêt H. F. c. France du 14 septembre 2022, que le refus opposé à des demandes de rapatriement formulées par des ressortissantes françaises détenues en Syrie avaient pu valablement être considéré par le Conseil d'État comme un acte de gouvernement. De la même manière, dans le cas de l'action en responsabilité des Harkis, la CEDH ne voit aucun élément lui permettant de substituer sa propre appréciation à celles des juges français.

 

Le traitement inhumain ou dégradant

 

Pour les autorités françaises, les requérants ne devraient pas se plaindre devant la CEDH, car ils ont déjà été indemnisés pour les conditions indignes de leur séjour dans le camp de Bias. La loi du 23 février 2022 mentionne ainsi que "La Nation exprime sa reconnaissance envers les Harkis (...) qui ont servi la France en Algérie et qu'elle a abandonnés". Ce texte la responsabilité de l'État du fait de l'indignité des conditions d'accueil et de vie sur le territoire et elle prévoit donc un mécanisme d'indemnisation. De fait, le droit français fait un constat de violation de l'article 3 de la Convention, ce qui est positif en soi.

Mais la CEDH constate que les réparations accordées ne sont ni adéquates ni suffisantes. Le barème en vigueur a conduit en effet à accorder à chacun des requérant une somme maximum de 15 000 € pour avoir passé entre sept et quatorze ans enfermés dans le camp de Bias. La CEDH constate l'insuffisance de cette indemnité qui d'ailleurs n'envisage même pas l'existence d'un préjudice moral. Renvoyant notamment à l'arrêt Mursic c. Croatie du 20 octobre 2016, elle en déduit que l'indemnisation accordée à la famille Tamazount était grossièrement inférieure à ce qu'ils étaient en droit d'attendre.

Il n'empêche que l'arrêt n'emportera aucune conséquence grave pour les finances de l'État. Car la Convention européenne ne s'applique qu'aux faits postérieurs au 3 mai 1974, date de l’entrée en vigueur de ces instruments juridiques à l’égard de la France. De fait, les conditions de vie des requérants dans le camp de Bias entre 1963 et le 2 mai 1974 ne sont pas couvertes par la compétence ratione temporis de la Cour.

Il s'agit là d'une application des règles générales du droit international, selon lesquelles les dispositions d'une convention ne sauraient lier une partie contractante pour des faits ou actes antérieurs la date d'entrée en vigueur de la convention à l'égard de cette partie. 

L'indemnisation des requérants n'est donc jugée insuffisante que pour la période allant du 3 mai 1974 à la date de fermeture du camp, à l'été 1875. Modeste victoire donc, même s'ils sont certainement satisfaits que le traitement qu'ils ont subi soit clairement qualifié d'inhumain et dégradant. Mais les conséquences en termes d'indemnisation sont quasi-inexistantes, d'autant qu'ils n'ont pas obtenu la mise en oeuvre de la responsabilité pour faute de l'État. Observons tout de même que, sur ce plan, ils n'ont peut être pas été très bien conseillés. En tentant de faire reconnaître la faute de l'État, les requérants ont écarté une autre voie de droit, celle de la responsabilité sans faute. La décision de les interner au camp de Bias est un acte administratif qui engageait sans faute la responsabilité de l'État.

Les traitements inhumains ou dégradants : Chapitre 7 Section 1 § 2 du manuel sur internet